1784 : Un Ballon à Beuvry - Par Fortuné Lericque - Décembre 2004 |
Si quelqu’un éprouva jamais une agréable stupéfaction, ce fut bien le prince de Ghistelles-Richebourg, seigneur de Beuvry, le 19 septembre 1784. Il recevait ce jour-là une brillante société en son château de Beuvry. Son fils et lui-même avaient offert aux habitants du village un spectacle qui faisait alors fureur : l’envol d’une montgolfière de dix mètres de haut. Il n’était bruit que de ces engins nouveaux ; on les voyait dessinés sur des assiettes et certaines femmes de haut rang faisaient arranger leurs cheveux en forme de ballon. On disait même que des hommes pleins de hardiesse n’hésitaient pas à risquer leur vie en s’envolant à la faveur de ces fragiles esquifs de toile et de papier. Or, comme les invités, au moment où le soleil déclinait, allaient regagner Béthune, ou plus simplement leur maison de Beuvry en se demandant ce que l’avenir ferait de ces engins, on aperçut, venant du sud, un ballon, un aéroastre, comme on disait. Non plus une montgolfière volant au gré du vent, mais un ballon, avec une nacelle dans laquelle deux hommes maniaient des rames dirigeant le navire aérien. Stupéfiante apparition Que s’était-il donc passé ? Qu’étaient ces hommes, les premiers hommes qui aient vu Arras et Béthune du haut des airs ? Il faut revenir quelques mois en arrière, au mois de mars 1784, où les frères ROBERT avaient construit un ballon. Ces « mécaniciens » réputés avaient trouvé déjà, au lieu de l’air chaud qu’il fallait entretenir sans cesse, le gaz convenable, l’hydrogène, et aussi le vernis qui devait rendre la toile imperméable. J’ai vu au cabinet des Estampes de Paris, à côté des gravures reproduites ici, un morceau de cette étoffe, fort semblable à nos toiles de tente ; on ne palpe pas sans quelque émotion cette relique des débuts de l’aviation. |
L’utilisation de l’hydrogène allait permettre de rester dans les airs pendant de longues heures ; l’emploi de quatre grandes rames, ces sortes de parasols que l’on voit si bien sur les gravures, allait donner des possibilités de se diriger. C’est donc le premier ballon dirigeable que virent les habitants de Beuvry. Le 15 juillet 1784 s’éleva de Saint - Cloud cet aérostat. Avec les deux ROBERT et leur beau-frère, il y avait le duc de Chartres, celui qui deviendra sous la révolution le célèbre Philippe Egalité. Disons le tout de suite : ce fut un désastre et il s’en fallut de bien peu que l’atterrissage à Meudon ne tournât à la catastrophe : le ballon avait failli exploser. D’autres se seraient découragés. Ce fut l’inverse. Et bientôt le journal de Paris annonça le départ des frères Robert : il aurait lieu des Tuileries le 19 septembre 1784. Il fallait retirer les billets d’entrée à l’avance. Tout Paris se précipita pour porter ses trois livres au guichet et retenir des chaises à six sols. On prévit un tel mouvement de foule qu’on décréta un « ordre pour la marche des voitures, dimanche 19 de ce mois, jour de l’expérience de MM. ROBERT aux Tuileries » ce fut peut-être le premier sens unique de Paris. Dès la veille et dans le délai record de trois heures, le ballon fut gonflé. Et le matin du départ une foule extravagante se précipita : à onze heures on entend un coup de canon qui galvanise toutes les attentions. Bientôt apparaît le ballon ; il est conduit par des cordes que tenaient quatre des plus grands seigneurs du temps ( le maréchal de Richelieu, le maréchal de Biron, le bailli de Suffren et le duc de Chaulnes). Le service d’ordre a une peine infinie à contenir les curieux ; on se presse, on crie, on s’étouffe autour de l’aérostat ; et la nacelle est si bien admirée que le gouvernail en est brisé. Pourtant les préparatifs ne durent pas plus qu’une demi-heure ; à midi moins deux minutes, le ballon s’envole. Mais on est au milieu des arbres ; la nacelle ne va t’elle pas accrocher les hautes branches ? Huit livres de lest jetées à point nommé évitent une catastrophe et le ballon s’élève à près de 450 mètres sous les yeux d’une foule qui se pâme. Pendant près de deux heures, les spectateurs armés de lunettes d’approche suivirent l’aérostat. Le vent qui venait du sud-est avait viré au sud, et les frères Robert et leur beau-frère Colin Hulin continuaient leur voyage aérien. Sur leur passage, ce n’étaient qu’explosions d’enthousiasme. Ils venaient de couper la Seine par deux fois ; l’Oise avait été franchie entre Pontoise et l’Isle-Adam. M. de Persan les vit passer au-dessus de son château ; ses gens se précipitèrent sur les petits canons qui servaient à saluer les hôtes de marque et les détonations se mêlèrent aux applaudissements ; alors les aéronautes agitèrent les drapeaux qui décoraient la nacelle pour saluer la population. Jamais promenade ne fut mieux réussie. Le vent étant assez faible, 30 km à l’heure, et tourné cette fois au nord-est, le ballon passa près de Saint –Just en Chaussée, dans la région de Clermont de l’Oise. C’était trop beau ; les choses faillirent se gâter : un orage voisin et les bois que l’on survolait firent baisser la température de 20 à 13 degrés. Le ballon se mit à descendre si vite qu’il parvint dangereusement à 60 mètres environ de la cime des arbres. Vite, du lest ! Vingt kilos d’un seul coup. On fila comme une flèche vers des hauteurs qui n’avaient jamais été atteintes, vers 1750 mètres. Là régnait un calme absolu : « Nous jouissions, dans ce calme parfait, de nos sensations mêmes, sans en chercher l’objet ; un doux enchantement s’était emparé de nos âmes et nous demeurâmes ensevelis quelques moments dans cette léthargie ; nous nous regardions mutuellement sans nous voir et personne ne pensait à rompre le premier silence. Et nous cherchâmes les expressions les plus énergiques pour rendre la pureté, le fini et l’harmonie des objets dessinés sur la terre » Il fallait pourtant s’arracher à cette magie de la haute amotsphère ; déjà l’ombre commençait à descendre sur la terre ; il était cinq heures. L’aérostat avait été vu de Montdidier, de Bécourt- au -Bois, près d’Albert. A ce moment, ils descendirent si près de la terre qu’ils purent parler à un berger : « Vous êtes à 18 lieues de Lille », leur cria -t-il. Bientôt ils furent aperçus à Aubigny, à Pénin, à Berles, à WARLUS. Du haut des remparts d’Arras, on les vit à 5 heures et demie ; à 6 heures un quart près du Mont St Eloi ; le ballon volait avec « une majesté et une tranquillité admirables ». C’est alors qu’ils parvinrent en vue de Béthune, au-dessus de Beuvry. On sait comment ils furent accueillis par M. de Ghistelles. L’atterrissage ( à 6 heures quarante minutes du soir) eut lieu au sud de la route de Béthune à Douai (vis-à-vis du château du prince de Ghistelles) ; mais on avait failli accrocher au passage un moulin, qui est toujours là. Lorsque les frères Robert furent à terre, les paysans saisirent les cordages et tirèrent le ballon vers la jonction des routes de Béthune à Douai et de Béthune à Lille. On voulait l’amener sur la place du château ; mais les arbres menaçaient de déchirer l’enveloppe. Les aéronautes firent donc dégonfler le ballon. On reste encore étonné par ce voyage si admirablement réussi, et en somme si rapide. A bien plus forte raison les témoins de cet exploit. Pendant trois jours ce ne furent que fêtes à Beuvry, où se pressèrent six mille visiteurs ; les officiers du régiment de dragons de Béthune donnèrent une grande réception ; les drapeaux qui ornaient la nacelle ornèrent le salon du château. Le lendemain une grande réception a été organisée à Béthune, chez le marquis de Gonis. J.LESTOCQUOIS
Fortuné LERICQUE Membre du Club d’Histoire de Beuvry. |
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NB : si les grands ballons, inventés en 1783, par les frères Mongolfier, provoquaient des admirations et des fêtes, il n’en était pas de même des petits ballons. Le 7 mai 1784, les échevins de Béthune prenaient un arrêté par lequel ils « défendaient à tout individu de lancer des ballons sur le territoire de la commune afin d'éviter les incendies qu’ils pourraient occasionner ». |
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